mercredi 26 septembre 2007

traduire dit-il

Brice Catherin*, 24 septembre 2007 


Cessez de parler, la guerre menace 

Je suis assez frappé, comme beaucoup d’autres, par le gouffre séparant les langues italienne et française. Après lecture de deux extraits des chants de l’Enfer en italien, force est de constater que cette langue, même colorée par un subtil accent français, garde un pathos inhérent à son rythme, son articulation, et surtout au chant de ses voyelles, que le français perd. Je m’excuse d’ors et déjà auprès des éventuels lecteurs de ce blog de livrer une telle lapalissade, mais il me semble important de rappeler cette constatation. Quant au pathos dont je parle, il ne s’agit aucunement d’un pathos lourdingue, mais d’une émotion dont on ressent la troublante justesse non sans un certain étonnement, nous, pauvres francophones habitués à l’objectivité presque clinique de notre phrasé.

 J’ignore s’il ne s’agit ici que de pure subjectivité. Je me souviens de cette Chinoise me louant la beauté de la langue française, alors qu’elle trouvait que l’italien en faisait trop… Peut-être n’était-ce que pour coucher avec moi qu’elle fit au français ce compliment. Enfin je dis ça mais en même temps je me suis pris un râteau quand je lui ai proposé de mettre la beauté de ma langue dans sa bouche.

Du coup on en vient à envisager très franchement cette question : le français est-il une langue possible pour jouer (lire, déclamer, chanter…) La Divine Comédie ? Ce texte lu en français peut-il être autre chose qu’un malentendu ? Car, si le langage structure la pensée, comme me le rappelait il y a peu Sigmund lors de l’une de nos interminables conversations téléphoniques nocturnes, la langue, elle, structure l’émotion. A paroles égales, l’émotion ressentie en français sera (serait ?) bien moindre que celle ressentie en italien, qu’on comprenne ou pas ces deux langues. Alors comment rattraper ce handicap ? Faut-il seulement le rattraper ? Et tout ceci n’est pas facilité par la forme poétique du texte, car comme me le rappelait il y a peu Milan lors d’une de nos interminables conversations téléphoniques nocturnes, si la prose peut être traduite de manière équivalente par un utopique traducteur parfait, pour la poésie, on sait d’entrée que c’est foutu d’avance, puisque la poésie ne prend sens que dans sa langue originale. (Pour tout un tas de raisons que j’ai la flemme d’exposer ici.) (D’ailleurs, si vous le savez pas, j’ai pas envie de vous parler. Fermez cette fenêtre, et allez sur des sites de cul.) (Non, je n’ai pas envie d’être tolérant.

Ceci me conduit à pousser notre raisonnement plus loin : il faut interdire la traduction de la poésie. Ça ne peut créer que des malentendus. Et les malentendus, c’est mal. (Vous allez voir plus bas pourquoi, et vous allez être subjugués par ma virtuosité démonstrative.

Et j’irai même encore plus loin : si la poésie crée des malentendus lors de sa traduction, c’est parce qu’elle en crée déjà dans sa langue originelle. Il faut donc interdire la poésie. Et je le prouve : quand le président français (dont le nom m’échappe à l’instant) déclare avec le lyrisme qui le caractérise à son nouveau pote Kadhafi (le mec qui préside la Libye avec le talent que l’on sait) sur l’air de La Traviata : « Tieeeeeeens, je te vends uneuh usiiiiine nucléaire à dessaler l’eaaaaaaaaau de mer », ça veut bien entendu dire : « Bon, vieille quiche, je te file la technologie nucléaire pour que tu puisses construire tranquillos des petites bombes H de derrières les fagots, hein, copain ? », et comme les gens sont nuls en poésie, ils n’y voient que du feu et le président de la France gagne des points dans les sondages parce qu’il n’a pas fait libérer des infirmières bulgares (vu que c’est pas lui) tout en vendant l’arme nucléaire à un terroriste chef d’Etat. Comme virtuose, il se pose là, lui aussi. Comment peut-on encore tolérer la poésie après ça ?

 

Et d’ailleurs je vais aller encore plus loin. (Pardonnez mon audace.) Milan l’a dit (un peu plus haut, pour ceux qui ne suivent pas), une traduction parfaite est virtuellement possible avec de la prose. Virtuellement, parce que le traducteur parfait n’existe pas. D’ailleurs la perfection n’existe pas, je vous apprends rien, sauf l’amant parfait, mais c’est une autre histoire que j’aurai peut-être l’occasion de raconter une autre fois, et d’ailleurs on n’est pas là pour parler de moi. Alors quoi, quand on sait qu’une langue est, au plus, partagée par un cinquième de l’humanité, c’est mal barré pour éviter les malentendus. Si on est obligé de se parler, on est obligé de se traduire, et donc on est obligé de multiplier les malentendus. Or, comme je l’ai démontré plus haut (c’était le fameux moment de virtuosité démonstrative qui a dû vous subjuguer), les malentendus, c’est l’arme atomique, et l’arme atomique, ça finit tôt ou tard sur la gueule du voisin. Moralité : le langage, c’est la guerre.

 

Alors arrêter de parler, la guerre menace.

 

(Pour ceux qui ne sont pas très forts en prénoms : Sigmund est Freud, et Milan est Kundera. Quant au président français, ça me revient toujours pas.)

Aucun commentaire: